
Voici l’automne, ma chère Angèle, et je décèle dans vos lettres un juste et féminin souci des modes de cet hiver. Certes, vous n’attendez pas de moi que je vous indique comment vous devrez vous habiller pour irriter vos amies et tenter le coeur des hommes. Mais ces questions de mode, voyez-vous, ont bien leur importance, et je sais certaines corporations tout entières, qu’on aurait cru soucieuses d’occupations moins temporelles, qui s’occupent activement, ces jours-ci, de la manière dont elles auront à vêtir leurs ressortissants.
J’imagine qu’aux environs de 1790 ou de 1791, beaucoup de bonnes gens ne se doutaient pas que la Révolution, comme l’apprendraient plus tard leurs petits-enfants dans les livres de classe, était déjà commencée. On met très longtemps à s’apercevoir de l’évidence. Je ne crois pas être très original, ma chère Angèle, en vous révélant que nous en sommes là, c’est-à-dire à la veille de la déclaration de paix à l’Europe et de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, à la veille de nouvelles lois contre le monde ouvrier, contre les libertés, et diverses autres choses. On commence à s’en douter, d’ailleurs, un peu partout, et j’imagine que monsieur votre mari, dans votre province, a déjà assisté à ces réunions dont on me parle, où l’on prépare, pour les femmes et les enfants, un plan d’évacuation vers des lieux sûrs. Mais ce n’est pas de voyage que je veux aujourd’hui vous entretenir, c’est de mode, je vous l’ai déjà dit.
Un peu avant de quitter ces villes et ces villages du Midi où passent de temps à autre des camions à destination de l’Espagne, j’ai pu parler avec un excellent curé qui m’honore de son amitié. Je n’ai pas, je vous l’avouerai, beaucoup de relations dans ce que l’on nomme avec pompe les milieux ecclésiastiques, et j’ignore si tous les curés de village ressemblent au mien. Il me plaît parce que c’est un homme courageux. Je l’ai entendu se plaindre en chaire qu’on n’ose même pas ordonner des prières publiques pour le salut de la France et du monde, ainsi que cela se faisait autrefois, en des temps qui étaient plus sûrs que le nôtre. Il est très vrai que chacun, dans son ordre et dans son métier, commence par ne pas oser s’affirmer et par avoir peur.
Cependant, il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir où vont le monde et notre pays, et, quelque trois semaines après ce sermon mémorable, mon curé m’a entretenu de mode, comme j’avais l’honneur de vous le dire. Le village où il exerce son ministère est assez calme, néanmoins, à la ville voisine, et sans que les journaux en aient parlé, une bande de braillards avait donné, la nuit précédente, l’assaut à une église, qui dut être surveillée par les gardes mobiles. Simple exercice, assurément, et contagion des voisins d’Espagne. Néanmoins, dans sa propre église, on venait de fracturer les troncs, qui ne doivent cependant pas être très garnis. L’excellent homme était un peu ému, et c’est comme cela que nous avons parlé des toilettes de cet hiver.
Ce qu’il m’a dit, je ne l’ai vu annoncer nulle part, et je trouve pourtant cela assez significatif. M. Maurice Thorez, qui fait tant d’avances aux catholiques, m’en voudra sans doute de le révéler, mais j’aimerais assez que quelques bonnes âmes naïves y trouvassent matière à réflexion. Figurez-vous, ma chère Angèle, que mon curé a reçu le conseil de son diocèse, de même que les autres prêtres, d’avoir à sa disposition un habit laïc.
La prudence est une des grandes vertus, et il est inutile de s’exposer vainement, inutile et même interdit. En cas de révolution, il vaut mieux pour un prêtre circuler dans les rues en vêtement de laïc, et ce que les règlements militaires nomment « tenue bourgeoise » constitue un minimum de précaution. « Cela ne s’adresse d’ailleurs pas seulement aux prêtres, ajouta mon curé. Je sais, par exemple, que les carmélites ont reçu le conseil, ou l’ordre, elles aussi, de se préparer des robes laïques. D’autres ordres, comme les soeurs du Très Saint Sacrement, n’ont pas besoin de grandes transformations. Les religieuses ôteront leur guimpe, leur cornette, leur chapelet, elles mettront un foulard sur la tête comme nos paysannes, et pourront peut-être ainsi passer pour des femmes d’humble condition. » Je n’en suis pas très sûr, et il me semble, ma chère Angèle, que les étoffes ecclésiastiques n’ont guère de rapport avec celles qui servent d’ordinaire à confectionner les vêtements des femmes, surtout jeunes, et même « d’humble condition ». L’histoire des révolutions nous enseigne d’ailleurs (un jour que vous viendrez à Paris, je vous montrerai la liste des victimes du cimetière de Pic- pus) que l’humble condition ne suffit, hélas ! point à sauver les innocents de la furie des révolutionnaires.
Mais peu importent ces détails : que pensez-vous de cette sage et inquiétante mesure, qui n’a pas été prise, je l’imagine, seulement pour les compatriotes de mon curé? Pour ma part, ma chère Angèle, j’avoue que je suis demeuré pensif. Tout ce qui est administratif est assez lent à la compréhension, et cette grande administration qu’est l’Eglise a prouvé assez souvent, ces dernières années, qu’elle n’ouvrait pas volontiers les yeux sur les périls. Si elle les ouvre aujourd’hui, il faut croire qu’ils sont bien proches.
Quand j’ai repris le train, j’ai croisé à Narbonne, à Toulouse, des miliciens (et des miliciennes) d’Espagne. C’était deux jours après la prise d’Irun. Pour dire la vérité, ces garçons, qui s’en allaient passer à Cerbère une bien complaisante frontière, ne venaient probablement pas de se battre. Par un mystère que je n’ai pas éclairci, leurs uniformes étaient flambant neufs, leurs cuirs rutilaient, de même que la grande étoile rouge de leurs calots ou de leur col. Peut-être un jour m’expliquera-t-on qui équipe en France les miliciens espagnols. Mais cette tenue me fit songer aux discours de mon curé et aux vêtements civils que brossent et raccommodent en ce moment les gouvernantes des presbytères.
Tenue bourgeoise ou tenue militaire, je crois que tout Français, en ce moment, doit préparer pour cet hiver sa tenue de campagne. La prudence ecclésiastique nous y invite fortement. Je ne me permettrai d’ajouter à ses conseils qu’une seule chose, puisque nous avons décidé de parler de mode: il convient que cette tenue permette des mouvements assez libres, afin de ne pas servir seulement à se mettre à l’abri, mais aussi à se défendre, et à attaquer.
Je Suis Partout, Lettre à une provinciale, 19 septembre 1936