
Vous vous inquiétez, ma chère Angèle, des lieux où j’irai passer mes vacances. Je ne le sais pas encore tout à fait bien, puisque j’avais l’intention de partir pour l’Espagne : n’étant pas M. André Malraux, je crains, je l’avoue, d’être mal protégé en cette terre livrée aux expériences. Mais cette idée de vacances m’a incité à lire les journaux et à parier avec des gens. Vous savez que pour la première fois (et ce n’est pas trop tôt) un grand nombre d’ouvriers vont avoir des vacances payées, et que M. Loisirs s’en est réjoui, car M. Loisirs désire organiser ces heures de liberté. Malheureusement, j’ai su qu’il n’y avait plus guère de place dans les hôtels de la côte belge, et que c’est là que les ouvriers du Nord désiraient porter en masse leurs vacances bien dirigées.
Lorsque des Français vont passer quelque temps à l’étranger, certains journaux patriotiques s’en indignent, et nous affirment que la vie n’est pas plus chère en France qu’ailleurs. Hélas ! ma chère Angèle, je suis désolé de les contredire, mais je n’aime pas qu’on défende une cause d’ailleurs mauvaise avec des arguments aussi mensongers. Je ne vous conseille pas d’aller à Tolède dans cette Posada de la Sangre dont parle déjà Don Quichotte, et où la pension complète revenait, l’an passé, à 2 francs 50 par jour. Mais puisque les plages belges sont à la mode, il faut bien reconnaître que la vie chez nos voisins coûte à peu près la moitié de la vie en France. Si vous allez un jour à Bruxelles, je vous indiquerai d’admirables petits restaurants, près de Sainte-Gudule, où vous mangerez pour 10 francs votre homard et votre poulet – entre autres choses. Comment voulez-vous que M. Loisirs puisse diriger ailleurs des citoyens conscients et organisés ?
Est-ce à dire que nos hôteliers ne songent qu’à écraser leur client et se retirent au bout de six mois après fortune faite ? Vous savez bien qu’il n’en est rien, et je suppose que les faillites seront nombreuses cet hiver. Mais vous ne savez peut-être pas sous quelles taxes surhumaines est écrasé le moindre petit hôtel, dans une ville où plus personne ne s’arrête. Voilà pourquoi – sans parler de nos grèves et de notre Front populaire – voilà pourquoi les étrangers ne viennent plus en France, et les Français s’en vont ailleurs. Trouverez-vous beaucoup de gens pour dire crûment la vérité ? La France est trop chère, elle est plus chère que l’Espagne, que la Belgique, que l’Italie, elle dépasse les pays à réputation élevée, comme la Hollande, l’Angleterre et même la Suisse – et on ne parle pas de l’Europe centrale et orientale. Peut-être pourrions-nous demander à M. Loisirs d’apporter quelque remède à cette situation : c’est à lui d’empêcher les ouvriers du Nord de partir en masse pour les plages belges. Etant bien entendu qu’il ne les en empêchera pas par la force, mais simplement en leur procurant en Normandie ou sur la Méditerranée ces pensions de 9 à 15 francs par jour qu’ils trouvent si aisément en Belgique.
Tous les pays ont une propagande touristique. La France n’en a pas. Avez-vous à vous plaindre d’un accueil, d’un prix? Vous savez où vous adresser en Italie, vous le saviez même, il y a deux ans, en Espagne. En France, pas de sanctions. Voulez-vous un petit fait? Vous savez que dès qu’une réduction sur les chemins de fer est accordée en Italie, en Allemagne, le monde entier en est prévenu. Et les chemins de fer italiens sont beaucoup plus chers que les chemins de fer français : mais, appâtés par l’idée de payer 70% de moins qu’ils ne devraient, les touristes se précipitent. Nous avons essayé, en France, d’organiser quelque chose de ce genre. Seulement, personne n’en est informé ! Une jeune Allemande que je connais, ma chère Angèle, est venue récemment en France. Aucune agence de voyage ne lui a appris qu’elle pouvait avoir 40% de réduction sur ses voyages. Elle l’a su par hasard, et, devant traverser notre pays, a couru aux renseignements d’une grande gare. On lui a expliqué qu’il existait bien une carte de réduction, mais qu’elle aurait dû la demander en Allemagne, ou à la frontière. Elle désirait aller à Bordeaux ? Bordeaux étant gare frontière, elle pourrait obtenir cette carte à son retour. Bref, déluge d’explications, plus savantes les unes que les autres. Pourtant, elle alla s’adresser à un autre guichet, et on lui donna aussitôt sa carte sans formalité. Qui le savait ? Personne, et même pas les employés des renseignements. On verra, par cette petite histoire morale, comme notre propagande est bien faite.
On veut tout diriger aujourd’hui, ma chère Angèle, et nul aimable ivrogne n’aura bientôt le droit de faire sa belote dans une arrière-boutique sans se conformer aux décrets – lois – sur – l’organisation – de – la – belote – dans – les – classes – moyennes – pendant – les – intervalles – de – la – semaine – de – quarante – heures. Je n’aime pas beaucoup cela, vous le dirai-je ? Mais je vous dirai aussi que le tourisme n’est pas une affaire privée : ni M. Mussolini ni M. Staline ne versent dans cette erreur. On ne peut demander à l’hôtelier français qui achète 20 francs son poulet cru au marché de vous le vendre cuit pour dix, avec l’aimable prime d’un homard. Le mariage de ce poulet et de ce homard est un symbole émouvant de notre situation, et vous devriez le peindre en un médaillon pour ce bon M. Loisirs. Favoriser l’entrée des étrangers, leur faire connaître les avantages qui existent en France, et détaxer l’hôtellerie en même temps que les autres commerces, peut-être a-t-il envie de le faire, peut-être ne le peut-il pas tout seul. Tant que cela ne sera pas, les ouvriers du Nord iront manger chez les « friteurs » de Bruxelles leur poulet de grain et leur homard d’Ostende.
Je Suis Partout, Lettre à une provinciale, 1er août 1936