
Je crois bien que l’un des premiers articles politiques de Thierry Maulnier fut pour dénoncer dans « la logomachie de Versailles » l’illusion des paralytiques généraux et des puritains qui n’avaient pas vu dans la morale un des explosifs les plus redoutables du monde moderne. Le Traité de Versailles n’est pas un traité fondé sur la force, sur le jeu de la guerre, comme ceux qui l’ont précédé, un jeu où il doit nécessairement y avoir gagnants et battus : il est un traité fondé sur la morale, sur la pire des morales, de là sa caducité.
On pouvait y penser le mois dernier (et probablement on pourra y penser encore) au moment où l’Allemagne réclamait des colonies, au nom de la morale, puisqu’on les lui avait enlevées au nom de la morale. Elle jouait son jeu, et nous n’y trouvons rien à redire : ce qui est proprement insensé est qu’on ait accepté de poser la question sur ce terrain, et qu’on ait discuté sérieusement pour savoir si l’Allemagne est digne ou non d’avoir des colonies. Que d’autres aient ajouté que ces colonies sont nécessaires, les unes à l’Angleterre, les autres à nous-mêmes, je le sais bien. Mais je ne pense pas que cela suffisait, et nous vivons dans un monde bizarrement construit.
Sous un régime fort, les colonies peuvent être, comme jadis les provinces, une monnaie d’échange : personne n’osera soutenir que le Togo en soi, que le Cameroun en soi, valent les os d’un soldat français en ce moment. Il n’y a pas la moindre objection de principe à faire à ceux qui nous disent qu’un jour on pourrait s’entendre avec l’Allemagne à l’aide d’un accord colonial. Tout est possible à un peuple fort, j’en suis extrêmement persuadé. Mais je crois aussi qu’un peuple faible doit se garder de tout ce qui peut rendre apparente sa faiblesse.
Mais la morale est venue tout déranger. Tout d’abord, on oublie un peu trop que ces colonies n’ont pas été enlevées à l’Allemagne à la suite d’un simple traité. Le traité n’a fait qu’entériner (et avec quelle maladresse dans l’expression !) une conquête bien réelle. On s’est battu en Afrique, on a battu l’Allemagne en Afrique. Le fait que l’Allemagne n’ait pas eu beaucoup de troupes dans ses colonies, qu’elle s’en soit toujours désintéressée ne change rien au fait. Pour l’Angleterre et pour la France, ces colonies ont été conquises, et aucune discussion n’est possible qui ne commence pas par admettre ce fait.
Ne plaçons pas la question sur le plan de la moralité. Que dirait-on dans le monde si, au nom de la moralité, invoquant notre aptitude à commander les peuples, nous réclamions l’Inde et le Canada ? Après tout, le Canada est peuplé de Français, tandis que je ne sache pas que l’Ouest-Africain soit peuplé de purs Aryens germaniques. Qu’on nous fiche la paix avec des revendications morales, qu’on n’accepte jamais la discussion sur ce terrain. Naturellement, je n’en ai pas ici à l’Allemagne qui se sert de cet argument parce qu’elle voit qu’il est bon. Elle a raison. Mais pourquoi diable lui avoir donné cet argument ?
Il est absolument imbécile d’avoir accepté, d’avoir prôné un traité fondé sur la morale. Car on ne persuadera pas un peuple pendant des siècles qu’il est hors de la morale. Une victoire est une œuvre de force, et nous n’avons pas à dire que nous avons le Cameroun parce que nous sommes plus dignes que les Allemands de le conserver. Nous avons le Cameroun parce que nous l’avons pris. Le jour où cela sera utile, où nous pourrions le céder moyennent un avantage précis et réel, nous le rendrions, nous le vendrions plus exactement, comme on vend ce qui est à soi. Un point, c’est tout. Le pays de Bismarck peut comprendre cette politique réaliste.
On peut aussi ajouter autre chose. Nous ne réclamons pas le Canada, nous ne réclamons pas l’Inde. L’Italie n’a pas réclamé les anciennes colonies romaines, ou même toutes celles de Venise. L’Italie a conquis l’Ethiopie. On pourrait peut-être dire à l’Allemagne que si elle désire des colonies, il y a des pays barbares où elle pourrait faire régner un ordre. Je suppose que le XXe siècle, après la conquête de l’Afrique, verra la conquête de la Chine, ou tout au moins l’organisation de la Chine en protectorats. Peut-être aussi celle de la Russie. Je ne veux pas de mal à ce qui subsiste de national sous ces deux noms. Mais on ne sait ce qui peut arriver. Les Japonais ont organisé le Mandchoukouo. N’y a-t-il par place dans le monde pour un Mandchoukouo germanique ?
Est-il souhaitable, je n’en sais rien. Ce n’est pas de cela que je m’occupe. C’est de cette équivoque qu’on a laissé s’installer dans le monde, et qui permet aujourd’hui à un pays qui a été vaincu de réclamer (et d’obtenir) parce qu’il a été vaincu moralement, et que la morale, ça ne dure jamais plus de quinze ans.
Refuser le traité moral est un geste trop naturel pour qu’on s’en indigne. Quand on ne veut pas être mis en dehors de la loi morale, on n’a même pas à proposer une contre-partie. L’Allemagne à qui on rendrait le Cameroun ne dirait même pas merci, puisqu’elle jugerait que c’est une réparation faite à une innocente. L’Allemagne à qui, dans une politique réaliste, on vendrait le Cameroun (si cela était utile), serait obligée de le payer. Une victoire fondée sur la morale est une victoire où l’on ne paie pas, parce que toutes les simonies ont toujours rencontré de mauvais débiteurs.
Entre les va-t-en-guerre d’extrême-gauche, qui auraient donné tout ce qu’il aurait voulu à Streeseman et repris tout à Hitler, et les pacifistes malfaisants, il devrait pourtant y avoir place pour une politique forte, simple et réaliste. La question des colonies de l’Allemagne n’est peut-être pas la plus importante de celles qui se posent. Elle se pose pourtant, elle se posera, et elle est symbolique. Elle est symbolique de l’erreur morale de Versailles, de la timidité puérile de nos politiques, qui se retranchent derrière leurs codes et leurs bibles pour ne pas être battus trop fort. On ne fera jamais rien pour la paix et pour la grandeur si l’on ne répudie pas tout d’abord l’esprit puritain de Versailles. Car nous avons accepté de voir disparaître du traité des dispositions matérielles qui avaient leur utilité, mais nous avons gardé l’esprit, qui ôtait déjà leur valeur à ces dispositions matérielles, et c’est cet esprit, fantôme à vendre, qui vient aujourd’hui troubler notre sommeil et nous jouer ses mauvais tours.
Robert BRASILLACH
(Combat, mars 1937.)